Jean Couranjou |
Les carreaux de faïence de la Régence turque d’Alger |
Les carreaux tunisiens
Alger. Fontaine du Parc de Galland J. Couranjou, 1959 |
La longue histoire de la faïence tunisienne ne nous est connue qu’à partir de 836, lorsque Kairouan, capitale des Aghlabides, fait appel à des maîtres de Bagdad pour décorer le mihŗāb*(arabe) : Niche généralement très décorée, limitée par deux colonnes supportant un arc et placée en direction de la Mecque pour la prière. Le motif est largement utilisé pour les tapis de prière et se retrouve dans les panneaux tunisiens dits à mihrāb. de la grande mosquée de ses 139 carreaux lustrés (= à reflets métalliques). Dès lors, cette faïence très particulière ainsi que d’autres sont confectionnées sur place, à Sabbra et Raqada surtout. Elle se poursuit sous les Fatimides avec aussi des carreaux de pavement. Ensuite la Tunisie doit beaucoup aux Andalous qui dès le 9e siècle jusqu’au 17e avec la grande vague de 1609 viennent se réfugier dans ce pays accueillant. Leur rôle intellectuel, économique, artistique et technique est déterminant (architecture, agriculture, horticulture, industrie textile avec la soie, les teintures, les chéchias). Potiers et céramistes sont installés à Qellāline, le quartier andalou de Tunis. Entre le 13e et le 17e, ils produisent d’abord des carreaux monochromes dans lesquels sont découpés les éléments destinés à constituer la mosaïque ; ce sont les zlīj*(« carreau » en arabe) : revêtement de faïence, le plus souvent à décor géométrique, constitué d’éléments découpés dans des carreaux monochromes.. Plus tard, ils font place aux carreaux facilitant la pose ; ceux-ci sont d’abord réalisés en cuerda seca*(« corde sèche » en esp.) : procédé qui consiste à tracer les cernes du motif avec un produit gras pouvant être associé à une couleur (violet de manganèse ou bleu de cobalt) pour empêcher le mélange des couleurs à déposer. puis sur glaçure stannifère, sans passer par le stade de l’arista ou cuenca*(« arête » en esp.) : procédé de fabrication de carreaux qui consiste à déposer les différentes teintes dans des compartiments séparés par une arête en relief obtenue précédemment par moulage. On emploie aussi le terme de cuenca (« creux » en esp.) désignant, elle, la partie portant la teinte. comme l’avait fait l’Andalousie. Ces techniques successives (chap. Glossaire) ont toutes pour objet d’éviter sur le carreau le mélange entre teintes différentes.
Les carreaux tunisiens présentent des caractéristiques qui se perpétuent dans le temps : forte à très forte (plus de 3cm) épaisseur du carreau, existence d’un seul jaune-ocre et non de jaune et d’ocre comme dans les carreaux hispaniques, mais cette teinte jaune dans les débuts, tend vers l’ocre par la suite.
Plus d’une centaine de modèles ainsi que divers panneaux à mihŗāb*(arabe) : Niche généralement très décorée, limitée par deux colonnes supportant un arc et placée en direction de la Mecque pour la prière. Le motif est largement utilisé pour les tapis de prière et se retrouve dans les panneaux tunisiens dits à mihŗāb.
ont été relevés en Algérie. Ceux réunis ici correspondent à un échantillon des divers styles au cours du temps.
Trois grandes époques se dessinent, avec des styles et des tailles de carreaux, différents.
premiÈre Époque : carreaux de petites tailles (fin du 16e siècle et partie du 17e siècle)
Modèle sans style
Voile ou équerre (8,5 à 9,5 cm) est un modèle à part (ci-contre), équivalent de ceux confectionnés dans d’autres pays et, pour les mêmes raisons, susceptible de constituer des décors très divers. Ici la moitié colorée est violet foncé. A Alger, il existe notamment au Bardo.
D’autres carreaux à une seule teinte (violet, blanc, jaune etc…) sont utilisés en damier.
Motifs géométriques islamiques (7 modèles relevés)
De 9 cm voire moins, le plus souvent à symétrie diagonale, ce sont apparemment les plus anciens des modèles de petites tailles comme ici (ci-contre, à gauche) entrelacs en quart d’étoile à huit branches et entrelacs en quart d’octogone ; chez ce dernier, les cernes en bleu (et non en violet) sont un indice d’ancienneté.
Motifs renaissants (26 modèles relevés)
De 10 cm voire un peu plus, largement contemporains des précédents, leur confection a dû commencer plus tard. Les motifs sont plus ou moins communs à ceux confectionnés à la même époque en divers pays. Une vingtaine de modèles en ont été relevés dont croix diagonale (ci-contre à droite) qui à Alger abonde à Dār ‘Aziza, quart de chrysanthème et quatre quarts d’octogone (ci-contre à gauche), ces deux derniers pouvant varier en taille et en motif.
deuxiÈme Époque : carreaux de tailles intermédiaires (fin du 17e siècle)
Vers la fin du 17e, peut-être avant, cette deuxième époque sans doute de courte durée, est transitoire avec une augmentation de taille (autour de 11 cm mais assez variable) comme si la Tunisie se cherchait en taille et en style avant d’aborder la troisième époque. Là encore deux styles principaux, mais cette fois les motifs ne sont généralement plus en réserve.
troisiÈme Époque : carreaux de grandes tailles et panneaux à mihŗāb (18e et début 19e siècle)
C’est à nouveau une riche période de production qui occupe tout le 18e et déborde un peu sur le 19e avec principalement, comme précédemment, des copies de modèles occidentaux (hispaniques) et orientaux (cette fois ottomans), et puis des panneaux originaux, véritables créations tunisiennes.
Quelque soit le style, tous ces modèles, outre les caractéristiques des carreaux tunisiens indiquées au début, présentent sur la surface trois points disposés en triangle équilatéral où la brique est à nu ; ce sont les traces laissées par les pieds-de-coq utilisés lors de la cuisson pour séparer les carreaux superposés. Si les teintes sont à peu près les mêmes que précédemment, certaines pièces présentent un bleu cendré ou un vert très épais, foncé, qui alors, plus encore qu’à l’accoutumée, tend à se répandre en dehors des éléments peints. L’usage du mélange de vert et de jaune est fréquent comme dans quatre carrés (ci-dessous).
Modèles à compartiments (6 modèles relevés)
Quelques modèles peu nombreux portent un décor en cloisonnement rappelant parfois certains tapis berbères ; les compartiments qui en résultent sont à angle droit, leurs côtés pouvant être parallèles à ceux du carreau ou à sa diagonale. Ils sont le plus souvent de 15 cm environ, parfois seulement 12,5 cm. Parmi ces sept ou huit modèles, quatre carrés et quatre rectangles (ci-contre) qu’on trouve à Alger notamment au Bardo.
Copies et imitations de modèles ottomans (34 modèles relevés)
Les carreaux d’inspiration turque, de 15 cm environ, sont nombreux. On y retrouve le décor ottoman : fleurs de lotus, œillets, rosettes, feuilles saz… Leur motif, le plus souvent ouvert (chap. Ouvertures, symétries assemblages), répond à diverses symétries. Certains d’entre eux présentent des analogies qui permettent de les rassembler en famille ou au moins en groupe.
La symétrie diagonale n’est pas la plus courante :
Fleur de lotus (ci-contre à gauche) adopte en motif principal la fleur de lotus (Alger, Parc de Galland).
Deux feuilles en cœur (ci-contre à droite) retient le thème de la feuille saz ottomane, ici disposées en opposition. On peut voir ce modèle dans la banlieue d’Alger (Hydra) à Janān Yahya Aġa (= Djenan Yahya Aga, alias villa Peltzer) et à Constantine (Palais du Bey).
La symétrie médiane est au contraire très courante :
La famille mandorle caractérisée par une mandorle centrale enfermant une pousse végétale fleurie, comprend au moins six modèles dont (ci-contre, à droite) mandorle à l’œillet dans un cadre vert (Alger : Bardo, Palais d’été) et mandorle aux tulipes plus rare.
Grand fleuron central (Alger, Parc de Galland) montre (ci-contre, à gauche) comme souvent les carreaux tunisiens, quelques variations de
teinte de certains éléments.
En symétrie médiane, différents modèles comme fleuron en forme de cyprès (ci-contre à droite) et qui à Alger apparaît notamment au Bardo, sont destinés à former des frises généralement larges de deux carreaux. Certains carreaux de frise sont rectangulaires (10,5 x 22,5 cm).
La double symétrie médiane est représentée par deux fleurs de lotus et deux rosettes, modèle courant
(ci-contre à gauche), où le jaune est absent parce qu’il s’agit d’une imitation d’un modèle de Damas (faïence où le jaune n’existe pas). C’est sans doute le tunisien le plus répandu. On peut le voir à Alger, notamment au Bardo, à la Villa des Arcades, à l’extérieur de la demeure du Parc de Galland, au Palais d’été.
La symétrie à quatre axes est assez employée :
La sous-famille quatre ogives et quatre rosettes (ci-contre à droite) appartient à une famille plus vaste. Elle comporte plusieurs modèles dont quatre ogives et quatre rosettes à huit pétales. On peut y rattacher quatre ogives et quatre fleurons, tous deux se trouvant à Alger, le second plus précisément à Janān Yahya Aġa (banlieue d’Hydra) = Djenan Yahya Aga, alias villa Peltzer.
1. Couranjou J., 1999. Les rajoles Catalana « dues faixes verdes ». Motiu Català o Valencia ? [Les carreaux « deux bandeaux verts ». Motif catalan ou valencien ?]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 66, 49-53. (en catalan).