Jean Couranjou

Les carreaux de faïence

de la Régence turque d’Alger

 

Ouvertures, symétries, assemblages
(notions)

 

Fig. 1. Trois décors fermés (achevés)
A. à gauche en haut :
1 carreau (Barcelone) ;
B. à gauche en bas :
assemblage de 4 carreaux
identiques (Valence) ;
C. ci-contre à droite :
panneau
de 50 carreaux (Tunis)

Ce vaste sujet ne sera abordé ici que par l’illustration de quelques exemples ne prenant en compte que les carreaux quadrangulaires (carrés et rectangulaires).

Ouverture et fermeture
Décors fermés et décors ouverts
Le décor est fermé lorsqu’il est fini (fig. 1) ; c’est dire que le motif est complet. En principe, il ne s’agit là que des panneaux fermés, conçus comme tels et constitués de carreaux portant chacun une part du motif complet : par exemple, panneaux à mihŗāb tunisiens (chap. Les carreaux tunisiens) (fig. 1C), tableaux et pilastres néer­landais (chap. Les carreaux néerlandais), et d’autres formes comme les longues frises hori­zontales fermées valenciennes destinées aux contre-marches d’escalier.
Mais on ne peut éliminer de cette définition, les carreaux portant à eux seuls un motif complet (fig. 1A), les groupes de quatre carreaux identiques qui assemblés, réalisent un motif complet (fig. 1B), de même que d’autres assemblages comportant à la fois des carreaux identiques et des carreaux différents et réalisant un motif complet.

Le décor est ouvert lorsqu’il est infini (fig. 2) ; c’est dire que le motif reste toujours inachevé.
Il demeure toujours interrompu sur un ou plusieurs bords quelque soit le nombre de carreaux ou d’ensembles de carreaux assemblés. Ainsi les quatre carreaux identiques de Valence (fig. 2A) comme de Tunis (fig. 2B), une fois assemblés constituent un décor interrompu et qui le restera malgré l’adjonction d’autres carreaux. Il en est de même du panneau (ou ensemble) valencien qui en réalité constitue avec ses six carreaux, un élément de base du décor au même titre qu’un des quatre carreaux valenciens ou tunisiens. Il est destiné à s’assembler à lui-même par glissement aussi bien vertical qu’horizontal comme le montre les ruptures sur le bord de cet ensemble (chap. Les carreaux hispaniques de Valence / Ensembles élémentaires). En effet à chaque rupture du motif sur le bord de l’ensemble, correspond au même niveau une rupture sur le bord opposé.


Fig. 2.  Trois décors ouverts (impossibles à achever)
A. à gauche, assemblage de quatre carreaux identiques (Barcelone) ;
B. au centre, assemblage de quatre carreaux identiques (Tunis) ;
C. à droite : ensemble élémentaire (Valence)

Ouverture du motif élémentaire
Le motif élémentaire est l’élément de motif qui assemblé à lui-même forme le motif et plus largement le décor. Le motif élémentaire est le plus souvent porté par un carreau (carreau à motif élémentaire) mais il peut nécessiter un ensemble de carreaux différents assemblés (ensemble élémentaire). L’assemblage entre motifs élémentaires implique pour le motif élémentaire, l’existence d’une symétrie (voir plus loin) et des ouvertures. Parmi les six modèles à motif élémentaire ouvert ci-dessus (fig. 1 + 2), trois constituent un assemblage de motifs élémentaires identiques (fig. 1B, 2A, 2B), le dernier (fig. 2C) correspondant à un motif élémentaire, une fois assemblés les six carreaux différents nécessaires à la réalisation du motif élémentaire. Pour chacun de ces exemples, le nombre de côtés ouverts par motif élémentaire est le suivant :
  Fig. 1B = les quatre carreaux valenciens identiques assemblés forment un décor fermé chacun des quatre carreaux à motif élémentaire ayant deux côtés ouverts (et deux fermés) (carreau isolé : fig. 3A).
Fig. 2A = les quatre carreaux catalans identiques assemblés forment un décor ouvert sur quatre côtés, chacun des quatre carreaux à motif élémentaire ayant quatre côtés ouverts (carreau isolé : fig. 3C).
Fig. 2B = les quatre carreaux tunisiens identiques assemblés forment un décor ouvert sur deux côtés, chacun des quatre carreaux à motif élémentaire ayant trois côtés ouverts (et un fermé) (carreau isolé : fig. 3B).
Fig. 2C = l’ensemble élémentaire formé de six carreaux différents présente, une fois réalisé, quatre côtés ouverts. Il en est de même du décor (décor ouvert sur quatre côtés) qu’il constitue par assemblage de plusieurs ensembles élémentaires (identiques) puisque l’assemblage ne se fait que par translation horizontale et verticale, tandis que dans les exemples précédents il se faisait par rotation d’un quart de tour ou par rotation d’un demi-tour combiné à une translation.
Ce ne sont là que des exemples, d’autres types d’ouvertures existant dans les diverses symétries.

A. 2 côtés ouverts B. 3 côtés ouverts C. 4 côtés ouverts
Fig. 3. Trois types d‘ouvertures


Le schéma (fig. 4) montre dans une même symétrie (diagonale), l’incidence du nombre de côtés ouverts sur le décor.
A gauche, avec un motif élémentaire à deux côtés ouverts, l’assemblage de quatre carreaux donne un décor fini ; rien n’empêche cependant de le répéter, voire de l’associer à d’autres modèles à ouverture sur deux côtés (ci-dessous).
A droite, avec un motif élémentaire à quatre côtés ouverts, quelque soit le nombre de carreaux assemblés, le motif reste toujours ouvert et il est impossible de l’achever.

Fig. 4. Assemblage à partir de modèles à 2 (à gauche) et à 4 (à droite) côtés ouverts

Symétrie du motif élémentaire

Modèle vigne
On vient de voir que le motif élémentaire est l’élément de motif qui assemblé à lui-même forme le motif et plus largement le décor. On vient de voir aussi que l’assemblage entre motifs élémentaires (identiques) nécessitait des ouvertures. On a dit et on démontre (Couranjou, non édité, Les carreaux de faïence…) que les ouvertures du motif élémentaire doivent répondre à une symétrie, faute de quoi l’assemblage est impossible. Le plus souvent, et c’est le cas des modèles représentés ci-dessus, la symétrie affecte la totalité du motif élémentaire. Mais pour d’autres, elle ne commande que les ouvertures, laissant au reste du motif une liberté plus ou moins marquée. Parmi les modèles présentés dans les chapitres consacrés aux différentes origines de carreaux, c’est le cas du modèle valencien vigne, où seules sont symétriques (par rapport à la diagonale) les deux extrémités de la tige constituant les deux ouvertures permettant l’assemblage.

Symétrie générale
Les principales symétries affectant au moins les ouvertures, voire la totalité du motif, sont les suivantes :
symétrie diagonale,  double symétrie diagonale,  symétrie médiane,  double symétrie médiane, symétrie à quatre axes,  symétrie périphérique (nécessitant des modèles gauches et des modèles droits). Voici représentées dans l’ordre, ces symétries affectant ici la totalité du motif ; il s’agit donc de symétries générales :


Symétries d’ouvertures
Outre la symétrie générale (commandant donc la totalité du motif élémentaire), il peut exister des symétries de second ordre ne commandant que les ouvertures. Je les appelle simplement symétries d’ouvertures. Elles sont bien sûr totalement soumises à la symétrie générale. Il en existe un certain nombre dans chacune des symétries générales. Elles permettent d’autres assemblages que chacun de ceux propres à chaque mode de symétrie générale.

Une formulation a été mise au point prenant en compte la symétrie générale, le nombre d’ouvertures et les symétries de deuxième ordre (symétries d’ouvertures). Ainsi chaque motif est défini par une formule permettant à l’aide d’un tableau de référence de connaître tous les possibilité d’assemblage. Tous les assemblages possibles sont rassemblées en planches (Couranjou, non édité, Les carreaux de faïence…).

Incidence des symétries d’ouvertures sur l’assemblage
En fonction de la symétrie générale, du nombre d’ouvertures et des symétries de deuxième ordre, il existe en effet divers types d’assemblages. Pour chacun d’eux a été établie une formulation tirée de celle du motif selon ses caractéristiques (ci-dessus). Voici à titre indicatif sans les dénommer ni les préciser, le nombre d’assemblages différents réalisables grâce aux symétries de deuxième ordre (symétries d’ouvertures) pour chaque symétrie générale :

 
Symétries générales

Nombre de formules
en fonction
des symétries d’ouvertures
(et du nombre d’ouvertures)

Nombre d’assemblages possibles en fonction
des symétries d’ouvertures
(et du nombre d’ouvertures)

 Diagonale  6 de base ; (9 en tout)  6 de base ; (12 en tout)
 Double diagonale   2 de base ; (3 en tout)  2 de base ; (4 en tout)
 Médiane  6 de base ; (15 en tout)  6 de base ; (14 en tout)
 Double médiane  2 de base ; (5 en tout)  2 de base ; (4 en tout)
 A quatre axes  1 ; (3 en tout)  1
 Périphérique  25 élémentaires de base ;
 (34 de base en tout)
 24 élémentaires de base ;
 (36 de base en tout)

A titre d’exemples ne seront présentées ici que deux des nombreuses symétries d’ouvertures : la médiane de bord et la médiane interne.


La médiane de bord (en symétrie diagonale et en double symétrie diagonale)et 2

Fig. 5.  Mise en évidence de l'existence
d'une symétrie de deuxième ordre (médiane de bord
)

Le schéma (fig. 5) représente le modèle rocaille aux trois fleurs dont on a vu qu’il était à Barcelone la copie d’un original valencien (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone). En dehors de la partie florale, le motif répond à la symétrie diagonale qui donc commande aussi les ouvertures. Mais celles-ci sont comman­dées en outre par un point de symétrie se trouvant au centre du côté. Je l’appelle médiane de bord car le plus souvent, comme ici, elle commande un peu plus que l’ouverture proprement dite.
Ainsi toute l’ouverture ainsi que sa cor­respondante (grâce à la symétrie générale diagonale) est symétrique par rapport à cette médiane comme le montre le schéma.


Fig. 6.  Symétrie diagonale : assemblage normal
et assemblage tête-bêche

Cette disposition permet un assemblage supplémentaire, l’assemblage tête-bêche (fig.6, en bas) qui s’ajoute à l’assemblage normal réalisable par tout modèle à symétrie diagonale (fig. 6, en haut). Cet assemblage n’a d’intérêt que s’il est combiné à l’assemblage normal pour donner des décors différents de ceux réalisés par l’assemblage classique des modèles ne présentant pas cette symétrie de deuxième ordre. Ces décors peuvent être d’autant plus complexes, formant des figures secon­daires, que la surface à couvrir est grande. Toutefois l’utilisation la plus fréquente qui a été faite en Algérie pour le modèle rocaille aux trois fleurs est celle représentée dans ses deux dispositions (ci-contre à droite), en particulier pour encadrer les fenêtres intérieures donnant sur le wust al-dār.



Fig. 7.  Symétrie diagonale : frises réalisées en associant assemblage normal et assemblage tête-bêche

 

La présence de la médiane de bord affecte divers modèles valen­ciens de 21,5 cm, répondant aussi bien à la symétrie diagonale qu’à la double symétrie diagonale.

 

Fig. 8.  Décors réalisés en associant assemblage
normal et assemblage
tête-bêche :
à gauche, symétrie diagonale ; à droite, double symétrie diagonale

 

Ci-contre à gauche (fig. 8), deux exemples de décor sont donnés, réalisés avec de tels carreaux valenciens existant à Alger dans une même demeure privée (Djenan’ Baldji…, chap. demeure et dépendance…); l’un est à symétrie diagonale, l’autre à double symétrie diagonale, tous deux présentant la médiane de bord. Tel qu’il est conçu, le décor de gauche en forme de croix, est fermé.

Fig. 9.  Trois des assemblages et associations
en symétrie diagonale à deux côtés ouverts

Cas particulier. On démontre (Couranjou, Les carreaux de faïence… non édité) qu’un côté fermé est équivalent à une ouverture commandée par la médiane de bord. En effet il autorise le même assemblage tête-bêche et bien-sûr les mêmes combinaisons entre assem­blage tête-bêche et assem­blage nor­mal qui peuvent, entre autres pos­sibilités, aboutir au décalage entre lignes horizontales de car­reaux en assemblage normal (fig. 9, au centre), décalage iden­tique à celui qu’on peut observer figure 7.
Ces deux côtés fermés permettent en outre des asso­ciations grâce à la fermeture du motif obtenu par assemblage de quatre carreaux. Ainsi peut-on, notamment, associer différents groupes de quatre (fig. 9 à gauche) et même combiner en décalé des groupes de quatre, identiques (fig. 9 au centre) ou différents, avec des modèles seuls à motif  fermé, identiques entre eux (fig. 9 à droite) ou différents.

Fig. 10.  Symétrie médiane : assemblage normal et assemblage par translation grâce à la médiane interne

La médiane interne (en symétrie médiane)
En symétrie médiane, une des symétries de second ordre est la médiane interne.
Dans le schéma ci-contre (fig. 10), le motif de gauche correspond au cas général. L’assemblage horizontal se fait par translation (glissement), l’assemblage vertical se fait par rotation (renversement). C’est l’assemblage normal en symétrie médiane.
La médiane interne permet en outre l’assemblage vertical par translation. Ainsi pour le motif de droite, la médiane interne entraîne une symétrie sup­plémentaire entre la demi-rosace médiane en haut et le triangle médian en bas. Si l’assemblage normal est toujours possible avec ce motif comme avec tous les motifs à symétrie médiane, ici avec reconstitution de la rosace complète, un autre assemblage est réalisable avec jonction entre la demi-rosace et le triangle pour former une coquille. Cet assem­blage est obligatoire (et donc la médiane interne nécessaire) lorsque le motif (personnage, oiseau…) doit rester dans une même position. Naturellement les deux assemblages peuvent là aussi, s’associer dans une foule de combinaisons possibles.

 

1. Couranjou J. 1998c. La rajola Catalana (i Valenciana) « rocalla amb tres flors » [Le carreau catalan (et valencien) « rocaille aux trois fleurs »]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 64-65, 48-51. (en catalan).
2. Couranjou J. Les rajoles Catalana « dues faixes verdes ». Motiu Català o Valencia ? [Les carreaux « deux bandeaux verts ». Motif catalan ou valencien . Butlleti Informatiu de Ceramicà, 66, 49-53. (en catalan).

 

 

Renvois aux chapitres du site

Vestiges architecturaux
de la RÉgence turque d’Alger

La Régence turque d’Alger (1518-1830) : contextes historique et architectural
Bibliographie générale
Liens

Les carreaux de faïence
de la RÉgence turque d’Alger

   1. Travaux de l’auteur depuis 1965
2. Carreaux hispaniques de Barcelone
3. Carreaux hispaniques de Valence
4. Carreaux tunisiens
5. Carreaux néerlandais
6. Carreaux italiens de Naples
7. Carreaux d’origines diverses ou indéterminées
8. Ouvertures, symétries, assemblages
9. Glossaire

LES GRANDS CARREAUX A MOFIF FIGURATIF
DU « PALAIS ORIENTAL » (Dār ben Cheneb) à ALGER

Djenan’ Baldji, demeure d’Époque turque
dans sa campagne du Sahel algÉrois

Emplacement, acquisition, plans
Autour de la demeure : jardin et propriété
Demeure et dépendance turques : architecture et datation