Jean Couranjou |
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exceptionnels et uniques au monde
Les grands carreaux à motif figuratif (XVIIIe) du « Palais Oriental » (Dār ben Cheneb) à Alger |
A la fin du chapitre sur les carreaux valenciens (chap. Les carreaux hispaniques de Valence), j’indique l’existence de ces carreaux tout à fait à part. Jusqu’à une date encore récente, ils étaient totalement indéterminés. L’étude qui en a été faite, publiée sous deux angles différents, l’une en 2004 (Couranjou, Santanach, en catalan) 1, l’autre en 2008 (Couranjou, en français) 2 a enfin levé cette méconnaissance.
l’étude de la demeure à partir d’une note non publiée faite par les Pères Blancs qui y habitèrent de 1943 à 1977 au moins, l’étude des grands carreaux figuratifs faite par moi-même, et, pour leur détermination précise, par Santanach. |
La demeure
(résumé)
Le Palais Oriental (Dār ben Cheneb) se trouve juste au-delà de la limite nord-ouest de l’ancienne cité barbaresque, communément appelée Casbah (= qasba).
Plan partiel d’Alger (Guides bleus, 1955)
Cette limite nord-ouest de l’ancienne cité était marquée par les remparts défendus par un fossé large d’une quinzaine de mètres et profond de six mètres. C’est sur l’emplacement de cet ancien fossé dit “du couchant” qu’ont été construits vers 1871 les escaliers du boulevard Valée devenu boulevard de Verdun entre 1930 et 1938 ; plus tard (1904), en contrebas, fut édifiée la médersa. Ainsi le Palais Oriental se trouve-t-il, sur son côté sud-est, séparé de la Casbah par ces escaliers. Côté nord-est, donc côté mer, il trouve presque en face de lui la mosquée Sidi ‘Abd al-Rahmān, elle-même ayant pour voisine sur son côté sud-est, la médersa. Ces deux monuments surplombent, plus proche encore de la mer, le lycée Bugeaud qui fut construit entre 1862 et 1868.
Médersa
Mosquée Sidi ‘Abd al Rhamān
Palais Oriental
Jardin Marengo
Historique
Le Palais Oriental fut construit entre 1857 et 1864 soit une trentaine d’années après la prise d’Alger, fin de la Régence turque. Il fut bâti par une famille juive (Tabet‑Cohen). Son nom s’applique à ce qu’il fut probablement alors : un magasin d’exposition et de ventes d’articles orientaux et peut-être un salon de dégustation, lieu prisé à l’époque par les hiverneurs, Britanniques surtout, dont il fallait satisfaire sans doute le goût d’orientalisme. En 1884, le Palais Oriental fut racheté par mes arrière-grands-parents Goinard auxquels il appartint jusqu’en 1919 ; il faisait alors fonction d’ouvroir d’apprentissage de broderie pour jeunes filles indigènes tenu par Madame Luce-Ben Aben, si bien qu’au début du XXe siècle, mes arrière-grands-parents firent construire juste au-dessous du PalaisWust al-dâr du Palais Oriental
cliché J. Couranjou, 1959
Les grands carreaux à motif figuratif
une énigme enfin résolue
Si le style de la demeure s’apparente fortement à celui de l’époque turque, c’est notamment que les nombreux éléments architecturaux utilisés proviennent d’anciennes constructions démolies pour les besoins de l’urbanisme : colonnes et chapiteaux, bassins, fontaines, grilles de fenêtres intérieures, carreaux de marbre hexagonaux de pavement, balustrades finement tournées de cèdre ou de thuya, hautes portes de cèdre travaillées, à vantaux etc...
Ces récupérations concernent également une bonne part des carreaux. Ainsi ceux du Palais Oriental correspondent à trois âges.
Localisation initiale
Le bord assez souvent abîmé, parfois même une fracture complète (cliché ci-contre, Gedovius : 4 des 6 carreaux), confirment s’il en était besoin que ces carreaux (apparemment plus âgés que la bâtisse) proviennent bien de monuments plus anciens. La récupération de carreaux et d’autres éléments d’architecture sur des édifices antérieurs, ruinés, n’a jamais été chose rare à Alger comme à Constantine ou ailleurs (chap. Contextes historique et architectural). De plus, après la Conquête (1830), la construction de la cité moderne a nécessité la destruction d’une bonne partie de la basse Casbah ; les éléments architecturaux n’en ont pas été perdus ; beaucoup ont essaimé en différents lieux de la ville. C’est très probablement ainsi que, lors de son édification, le Palais Oriental a pu accueillir, entre autres, ces grands carreaux appartenant à première vue à la deuxième moitié du XVIIIe siècle ou au début du XIXe et donc alors vieux de quatre-vingt ans environ ou moins ; peut-être même que la demeure qui abritait ces faïences menaçait-elle déjà ruine (chap. Contextes historique et architectural). On peut s’étonner que des carreaux figuratifs dont certains représentent même des personnages puissent avoir été importés à l’époque turque, en dépit de l’interdit musulman. On a vu (chap. Les carreaux catalans, Les carreaux néerlandais…) que le cas n’est pas unique en Algérie, et ce pour les différentes origines sauf bien sûr la tunisienne si l’on excepte de possibles oiseaux sur certains panneaux à miŗhāb. De plus les grands carreaux étudiés ici sont en assez grand nombre. On peut supposer qu’avant de décorer le Palais Oriental construit par une famille juive, ils se trouvaient précédemment dans une maison également juive de la ville où, là, l’interdit musulman n’existe pas. Il est même possible que cette maison précédente ait appartenu à cette même famille ou à une famille parente, pourquoi pas ? On est là bien sûr dans le domaine des hypothèses. A la fin de l’époque turque, Alger comportait trois quartiers juifs (Boyer, 1963, Tal Shuval, 1998 ; chap. Bibliographie). L’un se trouvait au centre de la moyenne Casbah dans le quartier dénommé à l’époque Saba ‘Luwiyāt (les sept coudes), non loin du Sūq al-kabīr, où il demeurait toujours à l’époque française (rue de la Lyre, rue Randon). Les deux autres se situaient aux alentours de deux des portes de la ville; l’un à la porte sud (Bāb ‘Azzūn = Bab Azoun), l’autre à la porte nord (Bāb al-Wād = Bab el-Oued). Or le Palais Oriental se trouve tout près de cette ancienne porte du nord d’Alger. De là à penser que ces carreaux provenaient d’une demeure proche dans cet ancien quartier juif, pourquoi pas encore ?
Détermination : origine et datation
Il restait à préciser l’origine et la datation précises de ces carreaux. Cette ultime partie de l’étude a été confiée à Joan Santanach i Soler, à l’époque directeur et rédacteur de la revue spécialisée (Barcelone) dans laquelle je publie depuis des années. En effet ce collectionneur et chercheur en céramique hispanique, auteur de nombreuses publications, avait accès à une abondante bibliographie dépassant largement le cadre de la céramique de revêtement. Il devait y constater l’absence de telles faïences.
Il entreprit alors un travail long et approfondi au terme duquel il devait confirmer que les carreaux du Palais Oriental sont valenciens et bien entendu confectionnés à Valence même (chap. Les carreaux hispaniques de Valence). Aussi bien par la tenue vestimentaire des personnages que par le style, on peut dater l’ensemble du dernier quart du XVIIIe. Le chasseur qui apparaît à plusieurs reprises est tout à fait comparable à celui également en motif complet sur un carreau présenté par Pérez Guillén (chap. Bibliographie) qui, lui, repose sur une terrasse.
En effet, comme on l’a vu, les carreaux du Palais Oriental présentent cette principale particularité que le sujet repose sur une base toute différente de celle des modèles valenciens carrés de cette période, et permettant un assemblage visiblement prévu pour constituer des suites qui avaient dû être minutieusement respectées dans l’emplacement d’origine mais cette continuité a été presque totalement perdue lors du transfert vers le nouvel édifice. Cette disposition particulière (sol atteignant les côtés du carreau) constitue apparemment un cas unique pour des modèles valenciens figuratifs carrés, la possibilité d’assemblage qui en résulte n’existant, dans cette origine à la même époque, que pour ceux de forme rectangulaire destinés à la décoration des contremarches d’escalier.
Détail de quatre carreaux, M. Philibert 1956
De plus la présence parmi les carreaux d'Alger d’un grotesque (en haut à droite du cliché ci-contre, Philibert 1956) est chose rare car dans toute la bibliographie, il n’y en a que trois pour les carreaux valenciens de cette époque.
Conclusion
Si le Palais Oriental présente en soi un intérêt par son histoire humanitaire, la valeur principale en revient de loin à son revêtement céramique exceptionnel qui semble n’exister que là au monde.
Ces carreaux bien particuliers et si différents des autres en Algérie, avaient toujours intrigué et étonné ceux qui avaient pu les voir, d’abord par les sujets représentés, en particulier animaux et même personnages, ce qui au Maghreb n’est pas courant, ensuite par leur grande taille, enfin par leur nombre élevé dans cette demeure, contrastant vivement avec leur absence ailleurs en ce pays. On sait désormais que les grands carreaux figuratifs du Palais Oriental à Alger sont valenciens et du dernier quart du XVIIIe (très probablement de la dernière décennie).
Bien plus, les recherches faites sur ce bel ensemble montrent qu’il est encore plus rare qu’on pouvait le penser puisque de tels modèles, inconnus en leur pays d’origine et donc absents des ouvrages, sont uniques. En fait ils constituent un compromis entre les modèles de même époque : ceux rectangulaires pour contremarches, formant une courte suite, et les carrés de même taille mais incapables de s’associer pour constituer de telles scènes. D’autre part, la présence parmi ces carreaux d’un grotesque en cette fin du XVIIIe, c’est-à-dire bien plus tôt qu’elle n’est connue dans la faïence valencienne, est un petite découverte intéressante.
Les apports de cette étude sont donc particulièrement enrichissants pour la connaissance de la faïence de revêtement valencienne à motif figuratif du XVIIIe siècle. Ils viendront compléter les répertoires des carreaux de cette origine.
Bien sûr, tout laisse à penser que cette fournée très particulière a été réalisée spécialement sur commande. Ce cas n’est pas unique, il est commun aux confections d’au moins deux origines qui sont venues décorer les monuments de l’ancienne Régence d’Alger (chap. Les carreaux hispaniques catalans, Les carreaux néerlandais… passim). Mais seule cette demeure bénéficie de cette céramique particulièrement précieuse par sa rareté.
1. Couranjou J. (avec la collaboration de Santanach i Soler J.), 2004. El conjunt de rajoles Valencianes de motiu figuratiu (segurament del darrer quart del segle XVIII), exceptional a Algèria, del « Palau Oriental », d’Alger : una producció especial, d’encàrrec ? [Exceptionnel en Algérie, l’ensemble des carreaux valenciens à motif figuratif (probablement du dernier quart du XVIIIe siècle) du « Palais Oriental » à Alger : une confection spéciale sur commande ?]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 80-81, 20-28. (en catalan).
2. Couranjou J., 2008 Le « Palais Oriental » à Alger, site unique d’un ensemble de carreaux exceptionnels, à motif figuratif, du XVIIIe siècle. l’algérianiste, 123, 56-62, 124, 71-80.
3. Visions d’Afrique. De la Méditerranée au désert (les œuvres des Sœurs Blanches du Cardinal Lavigerie), 1930, G.L. Arlaud, édit., Lyon.
4. Aïssaoui Zohra, 2007. Carreaux de faïence et demeures à l’époque ottomane en Algérie. Alger, éditions Barzakh. (petit catalogue de quelques carreaux en Algérie, où le Palais Oriental occupe une certaine place. Pour l’auteur, ces carreaux figuratifs sont probablement néerlandais).