Jean Couranjou |
Les carreaux de faïence de la Régence turque d’Alger |
Les carreaux néerlandais
(dits “de Delft”)
Alger. Dār Hasan Pacha (1791) = Palais d’Hiver. M. Philibert,1965 |
Au 14e siècle, l’Europe découvre la faïence grâce aux exportations de l’Espagne islamique. L’Italie à son tour, se lance dans cette confection au point qu’au début du 16e, des maîtres italiens s’installent à Anvers alors en pleine prospérité. Ils y produisent les carreaux italiens de l’époque avant que n’apparaisse comme ailleurs, le style renaissant. En 1585, la prise d’Anvers par les Espagnols donne un coup d’arrêt à l’économie qui oblige au départ des faïenciers vers l’Angleterre, l’Allemagne et les Pays-Bas.
Aux Pays-Bas, ils y maintiennent le style renaissant ornemental en modèles polychromes à motif élémentaire (chap. Ouvertures, symétries, assemblages / ouverture du motif élémentaire). Vers 1600, à côté du style ornemental polychrome largement prédominant, succèdent des thèmes figuratifs à sujet unique, animal ou végétal, souvent dans un cadre, ou présentant au moins des motifs d’angle, dans les deux cas en bleu, assurant la jonction au carreau voisin. Un style ornemental végétal polychrome très décoratif dont les grenades et les grappes de raisin trahissent l’origine méditerranéenne des faïenciers, est réservé aux modèles à motif élémentaire. Au 17e, les centres de production se multiplient dans le pays. C’est alors que l’arrivée massive des porcelaines chinoises importées par la Compagnie des Indes Orientales Néerlandaises, et revendues dans toute l’Europe à des prix justifiés par la demande, amène les faïenciers à rechercher les secrets de cette confection. Ils n’y parviennent pas mais influencés par la Chine, ils généralisent le bleu dans leurs modèles figuratifs : paysages, bateaux, animaux, personnages (métiers, soldats, bergers, jeux d’enfants) ; l’influence chinoise apparaît parfois dans le motif servant de cadre. Paysages et scènes de la Bible, sont souvent copiés à partir de tableaux de maîtres. A la fin du 17e, la monochromie en violet se développe à côté de celle en bleu. Dans la seconde moitié du 18e, réapparaissent en bleu comme en violet des carreaux à motif élémentaire.
Dès la seconde moitié du 17e, la production est telle que les Pays-Bas exportent vers de nombreux pays européens, l’Amérique du Sud et la Régence d’Alger où l’on trouve même des faïences de la première moitié du siècle.
Tous ces carreaux font à peu près 13 cm ou un peu moins et ils sont remarquablement peu épais : 5-6 mm, un peu plus pour les plus anciens.
Les modèles néerlandais sont pour la plupart bien reconnus comme tels en Algérie, sous la désignation restrictive de carreaux de Delft, terme utilisé généralement dans la littérature pour tous les carreaux de ce genre, qu’ils soient confectionnés ailleurs qu’à Delft et même en Angleterre et en Allemagne. Pour ma part, par souci de précision, j’utilise le terme néerlandais pour les carreaux venus des seuls Pay-Bas, ceux existant en Algérie ne venant pas que de Delft.
S’ils ont été importés dans la Régence d’Alger tout au long de son existence, c’est en grande abondance qu’ils l’ont été à la fin du 18e ; on les trouve en quantité dans les nombreux palais construits durant cette période : Dār Mustafā Pacha (l’ancienne bibliothèque nationale) 1768-1799, Dār Hasan Pacha (le palais d’hiver) 1791, Dār al-Sūf (le palais de la division) 1798, Dār Hājj ‘Umar (l’hôtel du génie) vers 1795 et d’autres notamment en bordure de mer et même au début du 19e, Dār al-Hamra ( = Dār Mami Arnavud, maison de Mami l’Albanais), la Chefferie du Génie et dans les environs ces résidences comme Dār Bābā Hasan ou Janān al-Dey (le Jardin du Dey, Hôpital Maillot) vers 1791.
Voici quelques modèles ou séries parmi les 82 que j’ai relevés en Algérie.
Bouquet en vase au fleuron à cornes. Alger a livré quelques modèles de la première moitié (Dār Mustafā Pacha) et de la seconde moitié du 17e (ci-contre). Mais ils y sont assez rares.
Tige aux trois tulipes au Wan-Li [série médaillon en accolades au Wan-Li (animal, bouquet…) (17e) n’est pas un modèle très courant à Alger (ci-contre à droite), peut-être moins courant que son équivalent dans le cadre au « signe de la Sainte Trinité ».
Série voilier sur mer en trois traits, au fleuron à cornes (seconde moitié du 17e). L’exemplaire représenté a été ramené d’Alger en Europe au 19e (ci-contre à droite).
Série grand cercle et mouche (monument, paysage) (probablement 1660-1700). Les Pays-Bas ont confectionné de nombreuses séries représentant paysage ou animal dans un cercle, les séries se distinguant par la taille du cercle et les figures d’angle, absentes dans certaines séries. Plusieurs de ces séries ont été relevées à Alger dont celle-ci avec l’exemplaire représenté (ci-contre à gauche) ramené d’Alger en Europe au 19e.
Série jeux d’enfants à la mouche à antennes (seconde moitié du 17e et première moitié du 18e, ci-contre à droite, carreau de gauche). De nombreux jeux d’enfants ont été reproduits. Leur présence en pays musulman peut surprendre, mais elle reste probablement rare. On a vu qu’il en était de même avec les carreaux de Barcelone (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone) et ceux de Valence (chap. Les carreaux hispaniques de Valence). L’exemplaire représenté a été ramené d’Alger en Europe au 19e.
Série angelot à la mouche à antennes (troisième quart du 17e). Toute une série de carreaux au thème de l’angelot (ou chérubin) a été produite avec divers motifs d’angle. L’exemplaire représenté (ci-dessus, carreau de droite) a été ramené d’Alger en Europe au 19e.
Série voilier sur mer en marches d’escaliers (fin 18e). Cette série avec ce type de motifs d’angle (ci-contre à gauche) a été confectionnée spécialement pour Alger (Couranjou, 1998b)1 où on la trouve très représentée dans la sqīfa de Dār Mustafā Pacha : plus de 200 carreaux en bleu, près d’un millier en violet, accompagnant des panneaux également confectionnés sur commande pour Alger (voir ci-dessous).
Séries animal marin sur mer en marches d’escalier (fin 18e). Proche de la série précédente, celle-ci (ci-contre) ne semble pas très représentée mais des exemplaires en existent à Alger.
Série cercle et œillet (scène, paysage, voilier). Cette série (seconde moitié du 18e, ci-contre, à gauche) existe aux Pays-Bas mais ne comporte pas de voiliers. Les carreaux représentant ce thème ont encore été spécialement confectionnés pour Alger (Couranjou, 1998b)1 où ils apparaissent en particulier à Dār Khdiwig (=Khadidja) al-‘Amiya.
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Alger. Pilastre dans la cour |
1. Couranjou J., 1998b. Nederlandse tegels in Algiers tijdens het Turks Regentshap (1518-1830) [Les carreaux néerlandais dans la Régence turque d’Alger (1518-1830)]. Tegel, 26, 36-41. (en néerlandais).