Jean Couranjou

Les carreaux de faïence

de la Régence turque d’Alger

 

Les carreaux hispaniques de Valence

Suite à ma longue collaboration avec les chercheurs de Barcelone,
j’utilise non pas le terme
espagnol mais hispanique,
d’usage en Catalogne subpyrénéenne.



Alger. Villa ‘Abd al-Tif : bas d’une fenêtre intérieure
M. Philibert, 1965

Tout comme les catalans (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone), les carreaux valenciens sont, depuis le début du siècle au moins et encore de nos jours, pris à tort, en Algérie comme italiens (Couranjou, 2001)1.

En pays valencien, dès le 14e siècle, les centres de Manisès et de Paterna produisent le lustre*(= lustre métallique) : décor présentant des reflets métalliques grâce à une technique de confection particulière très élaborée. (reflets métalliques) de réputation mondiale et le vert et brun. Les carreaux gothique*(en italique dans le texte) = de style gothique, modèle (s) de style gothique, d’époque gothique, selon le contexte. en bleu, hexagonaux et carrés, sont à leur tour confectionnés à Manisès puis au 15e exportés en quantité. Au 16e, tout à fait à contre-courant des nouvelles techniques et du style renaissant polychrome en pleine vogue, la confection du bleu se poursuit difficilement à Manisès. Elle cesse en 1609 avec l’expulsion des Morisques qui donne un coup fatal à l’ensemble de l’économie de la région. Mais déjà dans le dernier tiers du 16e et le tout début du 17e, grâce à des maîtres castillans et sévillans, Valence avait relayé Manisès avec une petite production de carreaux polychromes de 13,5 cm aux motifs renaissant*­(en italique dans le texte) = de style renaissant, modèle(s) de style renaissant, d’époque renaissance, selon le contexte. en réserve, identiques à ceux du reste de l’Espagne. Avant la fin du 17e, elle copie quelques originaux catalans puis crée ses propres modèles baroque*(en italique dans le texte) = de style baroque, modèle (s) de style baroque, d’époque baroque, selon le contexte. aussi bien en 13,5 qu’en 11,5 cm, cette deuxième taille n’étant que valencienne. C’est alors qu’elle commence à exporter sur la Régence d’Alger.

En Algérie, contrairement aux carreaux de Barcelone, ceux de Valence sont discrets et loin d’être omniprésents. On verra pourquoi les baroque ont été surtout relevés à Alger, les grands modèles qui suivent, surtout à Constantine.
Parmi la cinquantaine de modèles relevés, quelques-uns sont présentés ici.


Modèle sans style.
Voile ou équerre (ci-contre, assemblage de quatre carreaux) identique à celui de Barcelone, avec les mêmes possibilités (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone), n’a été confectionné qu’en 11,5 cm.

Style baroque (11,5 et 13,5 cm) : fin 17e-début 18e (15 modèles relevés)

A la différence des carreaux de Barcelone de ce style, les modèles à symétrie diagonale (les plus nombreux) ne présentent que deux côtés ouverts et non quatre (chap. Ouvertures, symétries, assemblages). Dès 1985, j’avais signalé cette particularité qui n’avait pas été vue et qui permet de distinguer catalans et valenciens baroques de 13,5 cm. Une publication a été faite sur le sujet (Couranjou, 2000)2 ; celle-ci montre que ce choix fut volontaire ; il permet aux modèles valenciens, des associations de modèles différents sans rupture du motif de chacun d’eux ; il a donc conduit les Valenciens à produire des quantités de modèles différents, laissant libre cours à un esprit inventif artistique. Inversement, le motif catalan à quatre ouvertures permet un décor répétitif à l’infini ; les catalans ont donc pu confectionner un nombre réduit de modèles mais à raison d’un très grand nombre pour chacun d’eux, visant ainsi un objectif plus commercial.
Un certain nombre de modèles baroque valenciens ont été relevés à Alger à la Mosquée Sidi ‘Abd al-Rahmān. C’est que précisément elle a été construite entre 1696 et 1730, lors de la confection de ces carreaux. Il en existe aussi un peu ailleurs.

La plupart des modèles baroque à symétrie diagonale ont été produits aussi bien en 11,5 qu’en 13,5 cm comme le montre en exemple (ci-contre à gauche) épi (deuxième moitié du 17e-début du 18e) apparaissant à Alger (Sidi ‘Abd al-Rahmān et Bardo).

Parmi ces baroque, on trouve à Alger, notamment (ci-dessous) fleur de lis (1680-1720), trois fleurs bleues (fin 17e et début 18e), feuille torse (1700-1720) et œillet papillon (fin 17e et début 18e).


Il existe aussi des modèles de frise, présentant toujours une bordure sur deux côtés opposés :
Oiseau (1660-1720) uniquement en 13,5 cm, est un motif à symétrie périphérique (carreaux sans symétrie mais symétriques entre eux). Ils apparaissent sous plusieurs variantes dont le motif complet comprend toujours un carreau intermédiaire représentant une corbeille remplie de fruits dont se nourrissent les deux oiseaux se faisant front ; mais ce carreau central, rare même en Espagne semble absent à Sidi ‘Abd al-Rahmān à Alger.
Deux fleurons opposés (dernier quart 17e et début 18e), en 11,5 et 13,5 cm est un motif à double symétrie médiane. Il existe, mais apparemment pas à Alger, un modèle complémentaire à quatre axes de symétrie, auquel peuvent s’assembler sur chacun des quatre côtés, un motif deux fleurons opposés, l’ensemble permet de former un ou plusieurs cadres aux dimensions variables pouvant limiter des compositions diverses.
Valence a confectionné nombre de modèles baroque uniquement en 11,5 cm, à motif fermé à quatre axes de symétrie et enfermé dans une bordure jaune sur les quatre bords du carreau. Certains existent à Alger (ci-contre, à gauche).

Styles floraux (21,5 cm) : deuxième et troisième tiers du 18e (20 modèles relevés)
Vers 1730, les faïenciers valenciens passent à la taille de 21,5 cm qu’ils généralisent, les petites dimensions restant limitées. Cette surface plus importante permet l’enrichissement du motif. Diversité et liberté apparaissent aussi bien pour le style s’orientant vers des thèmes floraux beaucoup plus naturalistes avec entorses fréquentes à la symétrie que pour la gamme des couleurs : le violet utilisé pour les cernes devient couleur à part entière, un nouveau vert apparaît par mélange du classique vert de cuivre et du jaune, les ombrages se généralisent. Parmi ces nombreux modèles, on peut distinguer cinq grandes classes (et des classes mixtes ou intermédiaires) en fonction du style, du rapport éléments floraux-éléments décoratifs et du nombre d’ouvertures. En voici quelques représentants.
Style fleurs, fruits et ornement
Rocaille au panier (1750-1760) est très proche de rocaille aux trois fleurs qui fut copié par Barcelone (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone et cliché correspondant). Lui aussi (ci-contre à droite) présente une symétrie de second ordre (médiane de bord) permettant l’assemblage tête-bêche qui combiné à l’assemblage normal permet divers décors (chap. Ouvertures, symétries, assemblages). Comme précédemment dit (chap. Les carreaux hispaniques de Barcelone), et expliqué en détail (Couranjou, 1998c)3 la peinture en brossé de la rocaille a nécessité une entorse à la règle du cerne pour permettre l’assemblage tête-bêche, preuve que la recherche d’une symétrie supplémentaire a été voulue et réfléchie. Ce modèle apparaît à Alger en assemblage normal à la Villa ‘Abd al-Tif (cliché en tête de chapitre) et aux appartements du Palais d’Eté, dans les deux cas accompagné du suivant.
Vigne (1750-1760, ci-dessous à gauche) ne conserve la symétrie diagonale que pour les ouvertures, nécessairement. Le reste du motif se déploie dans une liberté très valencienne. En dehors d’Alger (Villa ‘Abd al-Tif et appartements du Palais d’Eté), on le trouve au Palais du Bey à Constantine.

 
Alger (Hydra), cour de Janān
Yahya Agha.
Au premier plan,
petit bouquet au ruban.

M. Philibert, 1965

Arc-en-ciel à la corne d’abondance (1770-1780 ? ; ci-dessus au centre) appartient à la famille arc-en-ciel caractérisée par l’arc réunissant les deux angles opposés ; pour chaque modèle, l’arc est différent et le motif végétal respecte ou non la symétrie. Cette famille comprend deux sous-familles. Pour celle représentée ici, la symétrie diagonale générale s’accompagne d’une symétrie de second ordre (médiane de bord) permettant l’assemblage tête-bêche qui combiné à l’assemblage normal, permet divers décor (chap. Ouvertures, symétries, assemblages). Ce modèle a été relevé dans la maison familiale de l’auteur (chap. Demeure et dépendance turque : architecture et datation) .
Styles mixtes
Deux bandeaux verts à bords jaunes  (1770-1780 ; ci-dessus à droite) est un des représentants de la famille deux bandeaux verts, comme deux bandeaux verts à bords bleus relevé également à Alger (demeure familiale de l’auteur). La double symétrie diagonale s’accompagne d’une symétrie de second ordre (médiane de bord) qui, en permettant l’assemblage tête-bêche, autorise divers décor. Ce modèle dont le motif a été produit à Barcelone, Tunis et même plus tard en France, a fait l’objet d’une étude (Couranjou, 1999)4.
Petit  bouquet au ruban (circa 1780 ; ci-contre à droite) ; proche du style petites fleurs et petites feuilles (ci-après) ce modèle à symétrie diagonale présente quatre et non plus deux ouvertures (chap. Ouvertures, symétries, assemblages). On le voit à Alger (Janān Yahya Agha) et à Constantine au Palais du Bey.
Style petites fleurs et petites feuilles
Bien d’autres modèles apparaissent à Alger et surtout à Constantine montrant l’évolution des styles avec réduction des éléments végétaux et apparition de rubans, bandeaux, plumes… comme avec galon diagonal à fleurs (Constantine, Palais du Bey ; ci-contre, à droite).

Ensembles élémentaires : dernier quart du 18e (8 modèles relevés)
L’exubérance du motif progressant, une surface plus importante fut accordée au motif élémentaire tout en conservant la taille du carreau. Ainsi le motif élémentaire est porté non plus par un carreau mais par un ensemble de plusieurs carreaux différents (ci-contre à droite). Les ensembles élémentaires identiques sont conçus pour s’assembler, formant un décor à motif répété. Valence a confectionné nombre d’ensembles élémentaires. Certains forment un carré de quatre ou neuf carreaux formant des décors souvent superbes comme il en existe à Constantine notamment au Palais de Ahmad bey décoré avec les restes des maisons démolies pour laisser place à sa construction. Dans ce même palais, d’autres ensembles, apparentés à celui ci-contre à droite, sont rectangulaires. Verticaux, ils comportent six carreaux. Dans l’un d’eux apparaît un paon, dans un autre, un petit chinois (ci-contre à gauche).


Les grands carreaux à motif figuratif (18e)
du « Palais Oriental » (Dār ben Cheneb) à Alger

Ces carreaux, en grand nombre dans une demeure d’Alger, et n’existant nulle part ailleurs, sont longtemps restés une énigme jusqu’à ce que leur étude récente (Couranjou, 2004 et 2008a) 5 et 6 
ait permis de les dater et d’en reconnaître l’origine valencienne. Leur extrême rareté les place tout à fait à part dans cette origine et donc hors de ce chapitre.
Ils sont étudiés séparément (chap. Les grands carreaux figuratifs du « Pa­lais Oriental » (Dār ben Cheneb) à Alger.)



Alger. Palais Oriental, alias Dār ben-Cheneb.
Angle du wust al-dār.
 P. Grelon, 1962


1. Couranjou J., 2001. Provinenses reals de les rajoles de la Regència Turca d’Alger (1518-1830) considerades com a « Italianes » [Provenances réelles des carreaux de la Régence turque d’Alger (1518-1830) considérés comme italiens]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 72, 44-51. (en catalan).
2. Couranjou J., 2000. L’obertura del motiu de les rajoles barroques catalanes i valencianes : una diffèrencia important [L’ouverture du motif des carreaux baroques catalans et valenciens : une différence d’importance]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 69-70, 65-71. (en catalan).
3. Couranjou J., 1998c. La rajola Catalana (i Valenciana) « rocalla amb tres flors » [Le carreau catalan (et valencien) « rocaille aux trois fleurs »]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 64-65, 48-51. (en catalan).
4. Couranjou J., 1999. Les rajoles Catalana « dues faixes verdes ». Motiu Català o Valencia ? [Les carreaux « deux bandeaux verts ». Motif catalan ou valencien . Butlleti Informatiu de Ceramicà, 66, 49-53. (en catalan).
5. Couranjou J. (avec la collaboration de Santanach i Soler J.), 2004. El conjunt de rajoles Valencianes de motiu figuratiu (segurament del darrer quart del segle XVIII), exceptional a Algèria, del « Palau Oriental », d’Alger : una producció especial, d’encàrrec ? [Exceptionnel en Algérie, l’ensemble des carreaux valenciens à motif figuratif (probablement du dernier quart du XVIIIe siècle) du « Palais Oriental » à Alger : une confection spéciale sur commande ?]. Butlleti Informatiu de Ceramicà, 80-81, 20-28. (en catalan).
6. Couranjou J. 2008a Le « Palais Oriental » à Alger, site unique d’un ensemble de carreaux exceptionnels, à motif figuratif, du XVIIIe siècle. l’algérianiste, 123, 56-62, 124, 71-80.

 

 

Renvois aux chapitres du site

Vestiges architecturaux
de la RÉgence turque d’Alger

La Régence turque d’Alger (1518-1830) : contextes historique et architectural
Bibliographie générale
Liens

Les carreaux de faïence
de la RÉgence turque d’Alger

   1. Travaux de l’auteur depuis 1965
2. Carreaux hispaniques de Barcelone
3. Carreaux hispaniques de Valence
4. Carreaux tunisiens
5. Carreaux néerlandais
6. Carreaux italiens de Naples
7. Carreaux d’origines diverses ou indéterminées
8. Ouvertures, symétries, assemblages
9. Glossaire

LES GRANDS CARREAUX A MOFIF FIGURATIF
DU « PALAIS ORIENTAL » (Dār ben Cheneb) à ALGER

Djenan’ Baldji, demeure d’Époque turque
dans sa campagne du Sahel algÉrois

Emplacement, acquisition, plans
Autour de la demeure : jardin et propriété
Demeure et dépendance turques : architecture et datation