Jean Couranjou
Vestiges architecturaux
 
de la Régence turque d’Alger
(1518-1830)

La Régence turque d’Alger
(1518-1830)
contextes historique et architectural


La Régence turque d’Alger  apparaît après que, désireux de se débarrasser du peñon de contrôle installé depuis 1510 par l’Espagne sur un des îlots en face d’Alger, les Algérois eurent fait appel à Barberousse (nom occidentalisé de Baba ‘Arūdj) et ses frères, pirates originaires de Mytilène, l’ancienne Lesbos, turque depuis 1462. Ne parvenant pas à s’emparer du peñon, ‘Arūdj étrangle le gouverneur d’Alger et laisse la garde de la ville à son frère Khayreddīn avant de périr en 1518 en guerroyant dans l’ouest du pays. Menacé par les Algérois, Khayreddīn rend hommage au sultan de Constantinople qui le nomme alors beylerbey (émir des émirs) et lui dépêche 4 000 janissaires et 2 000 hommes munis d’artillerie. Ainsi Alger et le pays qui va en dépendre deviennent province ottomane bénéficiant de l’appui d’une puissance forte qui lui fournira en permanence une armée. Khayreddīn, devenu le Barberousse de l’Histoire, accroît son territoire à l’est et nomme un bey à Constantine. En 1529 il réduit le peñon et le réunit à la terre. Ainsi tout en débarrassant Alger de la menace espagnole, il la dote d’un port relativement sûr. En 1541 après que les éléments naturels eurent fait tourner au désastre l’expédition menée par Charles-Quint et l’Ordre de Malte, Alger acquiert pour longtemps une renommée d’invincibilité.

 

Alger à la fin du 18e siècle

Pendant plus de trois siècles, véritable nid de pirates, elle écume la Méditerranée et ses côtes. Sous le commandement des ra’īs, la flotte, très disparate, est constituée de Berbères et de Maures andalous et tagarins (ori­gi­naires du Levant, d’Aragon et de Catalogne) mais sur­tout d’Européens de toutes nations. Ce sont les Turcs de profession qui, sous pa­villon d’emprunt, arrai­sonnent les navires en mer et pratiquent la razzia sur les côtes. Le butin matériel et humain est ramené à Alger. Les femmes garnissent les harems, les hommes et les enfants sont mis en esclavage. Ces prises constituent en puissance un substantiel profit grâce à leur restitution contre forte rançon. Au milieu du 17e siècle, Alger aurait compté 30 000 esclaves soit près du quart de la population totale de la ville. Elle est la capitale de la Régence d’Alger comprenant trois beylicks, chacun sous l’autorité d’un bey.

Quant au berlerbey qui à la fin du 17e prend le titre de dey, il est souvent un souverain potiche ; sa vie est suspendue à un fil entre les mains des janissaires (turcs recrutés parmi les paysans d’Anatolie) et celle des ra’īs. Dans une seule journée de décembre 1574, sept beylerbeys successifs sont tour à tour assassinés et le dernier fait exécuter ceux qui l’ont mis au pouvoir. Nombreux furent ceux de la plus basse extraction. En 1817, par souci de sécurité, le dey ‘Alī Khodja quitte la résidence traditionnelle de la Janîna, au cœur de la ville, pour s’établir définitivement dans la forteresse, la qasba, qui domine la cité ; il l’arme de canons pointés vers la ville.



Alger vers 1830  (maquette)

Alger, la capitale barbaresque, aujourd’hui enserrée dans la partie ancienne de la ville européenne, est communément appelée la Casbah, par une extension du verbe (qasba). Elle est abritée sur l’arc occidental de la baie ouverte en demi-cercle sur le nord.

Au 18e siècle, elle apparaît comme un triangle blanc à la base appuyée sur la mer tandis qu’à son angle supérieur, au sommet de la colline, domine la qasba (forteresse). Elle est enfermée dans ses remparts percés de cinq portes ; ceux de la porte bâb Azzūn sont munis à l’extérieur des ganches, ces grands crochets auxquels sont jetés les condamnés, supplice accompagnant leurs derniers jours.

Au pittoresque des médinas, la vieille cité en ajoute à plus d’un titre. Le relief des lieux en fait une ville escarpée à l’extrême (ci-dessus). Dégringolant de son sommet pour s’arrêter en bord de mer, les maisons, quadrilatères blancs présentant, ouverte au ciel, leur terrasse, se pressent les unes contre les autres. Entre elles, destiné à leur seul accès, s’infiltre un labyrinthe de venelles sinueuses et d’interminables et tortueux escaliers pentus. La fantaisie dans le tracé, la multiplicité des impasses et des recoins, créent à tout moment la surprise.

 

Casbah d'Alger
Rue Porte-Neuve (vers 1905) Rue du Nil (vers 1905)

Les demeures sont presque totalement dépourvues d’ouvertures sur l’exté­rieur ; à l’étage seulement elles sont rares, minuscules et voilées d’un mou­cha­rabieh ; certaines sont percées sur les avancées débordant en maintes places sur l’étroitesse des passages. Ces décrochements correspondent à l’alcôve (bahū), partie profonde de la pièce à la recherche d’espace ; ils reposent sur des solivages horizontaux s’appuyant sur des aisseliers obliques, rondins parallèles de thuya brut ; sur ces jambes de force, les bahū opposés semblent chercher à se joindre ; ils se caressent presque et parfois s’embras­sent même, formant une voûte complète mettant le passage à l’abri des ardeurs du soleil. Cette ville très parti­culière faite d’escarpe­ments, d’un assemblage compact de demeures fermées sur l’extérieur, de passages étroits et tortueux, de recoins et d’impasses, laisse une impression de mystère cependant gâtée par la saleté, les odeurs et les bruits de la rue qui ne s’apaisent qu’aux heures chaudes.


En fait une grande partie de la cité barbaresque et les demeures des environs datent de la deuxième moitié du 18e siècle. A cela deux raisons :
·    Les tremblements de terre de 1716 et de 1755 nécessitèrent la reconstruction de la ville, dictant peut-être son architecture aux appuis multiples entre maisons. Mais déjà en 1578 il en était ainsi puisque Haëdo nous apprend que l’étroitesse des rues ne permet pas le passage de deux personnes de front et que les maisons sont si serrées que la ville ressemble à une « pomme de pin bien unie ».
·    L’autre raison de la relative jeunesse de la cité barbaresque est l’insuffisante qualité du matériau de construction. Il n’y a qu’à voir avec quelle rapidité, il est vrai maintenant en l’absence d’entretien, la cité ancienne subit aujourd’hui les assauts du temps. Déjà à l’époque française, nombre de ses demeures avaient du être renforcées. Il en fut de même à Constantine, pour le Palais de Ahmad bey édifié entre 1826 et 1835, qui dut être réarmé un siècle après son édification.

Alger. wust al-dâr de Dâr 'Aziza
cliché  P. Grelon, 1962

Quant à celui des deux derniers dey d’Alger, en fait l’ancienne forteresse (qasba) aménagée au début du 19e siècle, juché tout au sommet de la médina, il permettait d’observer le port barbaresque, le mouvement des navires et la cité réunissant 12 000 maisons, mosquées, fontaines, palais et magnifiques demeures des bourgeois et des puissants ra’īs y compris celles hors les murs mais pas toutefois celles sises dans les vallons du Sahel baignées dans leur végétation fleurie.


La demeure urbaine ne communique avec la rue que par sa lourde porte d’entrée ornée de gros cabochons de bronze, dans son encadre­ment italien de pierre sculptée de rosaces. Dès son ouverture, apparaît la multitude de carreaux ornant la sqīfa, pièce de passage aux renfoncements séparés par de fines colonnettes de marbre sculpté. Elle débouche dans le wust al-dār, cour intérieure (ci-contre), généralement carrée à Alger, et ouvrant directement sur le ciel ; dallée de marbre, elle est richement tapissée de carreaux sur ses quatre côtés ; c’est sur sa galerie tout autour qu’ouvrent les fenêtres des pièces attenantes ; la galerie repose sur des colonnes (‘arsa) torsadées de pierre ou de marbre, reliées entre elles par un arc outrepassé, le tout supportant la galerie de l’étage constituée et décorée de même manière et limitée côté cour intérieure par d’élégantes balustrades (darbūz) de bois tourné tandis qu’ouvrant sur les pièces, les gigantesques portes sont savamment travaillées. Certaines présentent une alcôve (bahū) surmontée souvent d’un dôme à huit pans et quatre fenestrons, qui apparaît sur la terrasse couvrant la demeure et sur laquelle s’ouvre béante l’ouverture carrée (manqās al-sqīfa) au-dessus de la cour intérieure.

Très apparentée aux demeures de Fès, de Tlemcen, de Constantine et de Tunis, Alger, comme chacune de ces villes, a son style propre bien reconnaissable.

La demeure campagnarde algéroise est très semblable à celle de la ville aussi bien pour le plan que dans les moindres détails architecturaux. Cependant, la place ne manquant pas, les aisseliers soutenant les alcôves (bahū) qui en ville s’avancent sur la rue n’ont plus lieu d’être, celles-ci pouvant être supportées par le bahū de l’étage inférieur ; mais ces poutres obliques ne sont pas forcément absentes, et soutenant un décrochement, elles ajoutent alors un élément décoratif à l’ensemble. Cette fois, non incarcérée dans la ville, la demeure s’ouvre sur ses jardins par des fenêtres extérieures, et aux alentours peuvent apparaître des dépendances : portiques, bassins…

Quelques-uns des monuments de l’époque turque subsistent aujourd’hui dans un état variable faute d’entretien. Tous sont, peu ou prou, décorés de carreaux de faïence.


Les carreaux de faïence décoratifs sont assez peu visibles à l’extérieur ; ceux qui y apparaissent aujourd’hui çà et là, proviennent en grande partie de monuments ruinés ou démolis pour les besoins de l’urbanisation à l’époque française. Ainsi on peut les voir sur de jolies fontaines publiques, à la façade du bahū du palais du dey, aux entrées de certaines mosquées, aux bassins d’ablu­tions de leur cour… En revanche les carreaux peuvent être abondants dans les dépendances des demeures de campagne et de monuments religieux : cours, bassins, portiques et pavillons des jardins, intérieur et extérieur des qubba et autres sanctuaires des cimetières, certains minarets comme celui de la Mosquée Qasba Barrānī (Eglise Sainte-Croix) et davantage à celui de la Mosquée Sidi ‘Abd al-Rahmān à Alger. Mais invariablement, à l’intérieur des mosquées, palais et demeures, même modestes, les carreaux les plus variés abondent.


Après la Conquête (1830), le style très apprécié de ces demeures a inspiré, à Alger et surtout ses alentours, des architectes européens, français et anglais. Certains ont même reproduit de telles demeures, utilisant pour cela une part des éléments provenant de la destruction des monuments de la vieille ville pour les nécessités de l’urbanisation.


C’est une de ces demeures hors la ville, de richesse moyenne et encore debout, qui est présentée ici dans sa partie d‘époque turque, ainsi que sa campagne environnante aujourd’hui disparue.

Elle est précédée de plusieurs chapitres sur les carreaux importés, petit aperçu de l’importante étude qui, sur le sujet, a été menée par l’auteur pendant de nombreuses années. J’y ai ajouté une page relative à des carreaux très particuliers n’existant nulle part ailleurs que dans une demeure d’Alger.

 

 

Renvois aux chapitres du site

Vestiges architecturaux
de la RÉgence turque d’Alger

La Régence turque d’Alger (1518-1830) : contextes historique et architectural
Bibliographie générale
Liens

Les carreaux de faïence
de la RÉgence turque d’Alger

   1. Travaux de l’auteur depuis 1965
2. Carreaux hispaniques de Barcelone
3. Carreaux hispaniques de Valence
4. Carreaux tunisiens
5. Carreaux néerlandais
6. Carreaux italiens de Naples
7. Carreaux d’origines diverses ou indéterminées
8. Ouvertures, symétries, assemblages
9. Glossaire

LES GRANDS CARREAUX A MOFIF FIGURATIF
DU « PALAIS ORIENTAL » (Dār ben Cheneb) à ALGER

Djenan’ Baldji, demeure d’Époque turque
dans sa campagne du Sahel algÉrois

Emplacement, acquisition, plans
Autour de la demeure : jardin et propriété
Demeure et dépendance turques : architecture et datation